Travaux supplémentaires demandés sans ordre de service : le Conseil d’État réaffirme le droit au paiement du titulaire
L’essentiel à retenir :
Le titulaire d’un marché de travaux conclu à prix global et forfaitaire, qui exécute des travaux supplémentaires à la demande du maître d’ouvrage ou du maître d’œuvre, a droit au paiement de ces travaux même si la demande n’est pas effectuée sous la forme d’un ordre de service notifié, prescrite par le CCAG Travaux. C’est vrai y compris si la demande est formulée verbalement. Leur indemnisation relève de la responsabilité contractuelle de l’administration cocontractante, confirmant son caractère attractif.
Conseil d’État, 17 mars 2025, Société Eiffage Construction Sud-Est, n° 491682, conclusions Nicolas Labrune, aux tables du Recueil, en B.
Extrait de la décision :
« 2. Aux termes de l’article 14 du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés de travaux, dans sa version applicable au litige : « 14.1. Le présent article concerne les prestations supplémentaires ou modificatives, dont la réalisation est nécessaire au bon achèvement de l’ouvrage, qui sont notifiées par ordre de service et pour lesquelles le marché n’a pas prévu de prix. / (…) 14.3. Dans le cas de travaux réglés sur prix forfaitaires, lorsque des changements sont ordonnés par le maître d’œuvre dans la consistance des travaux, le prix nouveau est réputé tenir compte des charges supplémentaires éventuellement supportées par le titulaire du fait de ces changements (…) ».
3. Lorsque le titulaire d’un marché public de travaux à prix global et forfaitaire exécute des travaux supplémentaires à la demande, y compris verbale, du maître d’ouvrage ou du maître d’œuvre, il a droit au paiement de ces travaux, quand bien même la demande qui lui en a été faite n’a pas pris la forme d’un ordre de service notifié conformément à ce que prévoient en principe les stipulations du cahier des clauses administratives générales. En revanche, lorsque le titulaire du marché exécute de sa propre initiative des travaux supplémentaires, il n’a droit au paiement de ces travaux que s’ils étaient indispensables à la réalisation de l’ouvrage dans les règles de l’art».
Observations :
Dans le cadre de l’exécution d’un lot d’un marché public de travaux à prix global et forfaitaire de 2015 portant sur la construction de logements sociaux, le cabinet d’architecture maître d’œuvre (MO) a demandé à la société Eiffage Construction Sud-Est (Eiffage CSE), attributaire du lot, la fourniture de prestations modificatives et supplémentaires. Elle les a réalisées.
L’office public de l’habitat « Toulon Habitat Méditerranée » (OPH THM), maître d’ouvrage (MOE), a réceptionné les travaux avec réserves en 2017. Le 27 novembre 2019, Eiffage CSE a adressé à l’OPH THM un projet de décompte final. Le 24 décembre, le MOE lui a notifié le décompte final. Le 17 janvier 2020, Eiffage CSE lui a transmis un mémoire en réclamation portant sur le paiement des travaux supplémentaires et modificatifs réalisés. Le directeur général de l’OPH THM n’y pas répondu.
Saisi par Eiffage CSE de conclusions indemnitaires tendant au paiement par l’OPH THM d’une somme de 60 729,49 € hors taxes au titre du solde du lot concerné, le tribunal administratif (TA) de Toulon[1] a fait droit à sa demande à hauteur de 52 517,63 € hors taxes, assortis des intérêts au taux légal à compter du 19 février 2020.
L’OPH THM (au principal) et Eiffage CSE (incidemment) ayant interjeté appel du jugement du TA, la cour administrative d’appel (CAA) de Marseille a ramené à 9 695,00 hors taxes le montant de la somme mise à la charge de la première au titre du solde du marché. La seconde s’est pourvue en cassation devant le Conseil d’État qui annule l’arrêt de la CAA et lui renvoie l’affaire.
Assouplissement des conditions de paiement des travaux supplémentaires ou modificatifs exécutés dans le cadre d’un marché public de travaux conclu à prix global et forfaitaire.
En premier lieu, le Conseil d’État réaffirme que, dans le cadre d’un marché public forfaitaire de travaux, le cocontractant de l’administration a droit au paiement des prestations supplémentaires et/ou modificatives qu’il aurait effectuées, même si celles-ci n’ont pas été demandées par la voie d’un ordre de service (OS) dûment notifié.
Aux termes des stipulations de l’article 14 – « Règlement du prix des prestations supplémentaires ou modificatives » du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux (CCAG Travaux), dans sa version de 2014 applicable au litige, pourtant : « 14.1. Le présent article concerne les prestations supplémentaires ou modificatives, dont la réalisation est nécessaire au bon achèvement de l’ouvrage, qui sont notifiées par ordre de service et pour lesquelles le marché n’a pas prévu de prix ».
Les termes des stipulations de l’article 13 – « Modalités de fixation des prix des prestations supplémentaires ou modificatives » du CCAG Travaux de 2021, qui remplace celui de 2014, sont d’ailleurs analogues en ce qui concerne l’exigence d’une notification par voie d’ordre de service : « 13.1. Le présent article concerne les prestations supplémentaires ou modificatives qui sont notifiées par ordre de service et pour lesquelles le marché n’a pas prévu de prix ».
L’on pourrait donc déduire de ces clauses qu’il ne peut y avoir de paiement des prestations supplémentaires ou modificatives sans l’émission, par le MO ou le MOE, d’un OS notifié au titulaire du marché. Or, c’est l’inverse qui prévaut. Ainsi, comme le rappelle le rapporteur public Nicolas Labrune dans ses conclusions sur la présente affaire[2], la « jurisprudence [du Conseil d’État] est[-elle] bien établie dans deux cas de figure opposés ».
Soit, d’une part, « les travaux supplémentaires ont été demandés par ordre de service (…). En pareil cas, le titulaire a droit à être payé des travaux supplémentaires, sans qu’il soit besoin de rechercher si ces travaux étaient indispensables à la bonne exécution des ouvrages[3] ».
Soit, d’autre part, « l’entrepreneur réalise des travaux supplémentaires de sa propre initiative, sans aucun ordre de service ni même d’ordre simplement écrit ou verbal du [MOE] ou du [MO]. Dans ce cas, l’entrepreneur peut avoir droit à être indemnisé par le [MOE] de ces travaux, mais uniquement si ceux-ci étaient indispensables pour la réalisation de l’ouvrage selon les règles de l’art[4][5] ».
Distinctement, il existe « une troisième hypothèse, à mi-chemin des deux précédentes, qui est celle de l’espèce[6] » Société Eiffage Construction Sud-Est. Mais encore fallait-il déterminer dans quelles conditions le cocontractant pouvait alors être payé.
En effet, en plus des deux possibilités précitées, c’est avec raffinement que le Conseil d’État distingue selon que les travaux ont « été réalisés en présence d’un [OS] régulier sans autre condition ; spontanément[7] (…) ou en raison d’un [OS] irrégulier[8] (…) mais à la condition cette fois-ci qu’ils aient été indispensables à la bonne réalisation des travaux dans les règles de l’art[9][10] », ou encore « seulement utiles au [MOE[11]] », voire simplement « non utiles[12] ».
C’est pourquoi, comme l’estime Monsieur Jérémy BOUSQUET dans sa note sous le présent arrêt publiée à l’AJDA, « sans doute sensible aux réalités pratiques et à la nécessaire flexibilité que les parties doivent trouver dans l’exécution des marchés publics, (…) le Conseil d’État considère plutôt que, lorsque le titulaire d’un marché à prix global et forfaitaire exécute des travaux supplémentaires à la demande du [MOE] ou du [MO], cette demande fût-elle simplement verbale, un droit au paiement lui est accordé. Surtout, cette règle s’applique malgré l’absence d’un [OS] formalisé, comme le prévoient les [CCAG Travaux]. Partant, c’est à un assouplissement des règles concernant le paiement des travaux supplémentaires que conduit la décision ».
Encore fallait-il toutefois que la cause juridique au fondement de l’action en paiement des travaux supplémentaires demandés sans OS soit nettement déterminée. Dans la présente décision, le Conseil d’État tranche clairement en faveur de la responsabilité contractuelle.
La responsabilité contractuelle plutôt que l’enrichissement sans cause comme fondement du droit du titulaire du marché à être payé pour les travaux supplémentaires ou modificatifs.
A titre liminaire, un bref rappel sur la cause juridique dans le contentieux de la commande publique est utile. D’abord, une triple définition en est possible : 1°, « un moyen isolé ou, plus fréquemment, une famille de moyens apparentés qui relèvent d’un fait juridique donné, lequel se trouve à la source des prétentions du requérant ou du défendeur[13] » ; 2°, « un outil à la disposition du juge administratif afin de circonscrire le périmètre de la discussion qui se déroule dans le cadre d’une instance donnée portée devant lui[14] » ; 3°, « un instrument à l’usage du juge et des requérants afin de hiérarchiser les termes de la discussion et du règlement contentieux dont ils sont les acteurs[15] ».
Ensuite, en contentieux de la commande publique, on trouve au moins « trois catégories d’action contentieuses, à savoir : l’action fondée sur la responsabilité contractuelle de l’administration, l’action fondée sur la responsabilité délictuelle ou quasi-délictuelle de la puissance publique et enfin l’action en répétition de l’enrichissement sans cause dont la personne publique aurait profité[16] ».
Or, si, « jusqu’à présent, l’indemnisation des travaux supplémentaires a illustré de façon remarquable l’aptitude des diverses responsabilités – contractuelle, quasi-délictuelle, quasi-contractuelle – à s’imbriquer en droit administratif (…) la décision commentée vient toutefois mettre un terme à cette coexistence des responsabilités dans la théorie des travaux supplémentaires, réduisant ainsi davantage la résistance des responsabilités extracontractuelles en matière contractuelle[17] ».
C’est ce que propose, dans ses conclusions, Monsieur Nicolas LABRUNE à la formation de jugement. Le rapporteur public observe que, en l’espèce, « des travaux supplémentaires ont été demandés[18] » et « doivent nécessairement être regardés comme utiles, sans qu’il soit nécessaire de l’établir[19] ». Il rappelle ensuite « la théorie de l’enrichissement sans cause ne trouve en principe à s’appliquer que s’il n’y a pas de contrat, si le contrat a été annulé ou si son invalidité doit conduire à en écarter l’application[20] », hypothèses étrangères à cette affaire. Dès lors, conclut-il, « il est préférable de raisonner sur le terrain contractuel et d’assimiler purement et simplement les travaux supplémentaires réalisés par l’entrepreneur à la demande du [MOE] ou du [MO] sans [OS] à ceux qui ont été réalisés sur [OS[21]] ».
C’est ce que salue Monsieur BOUSQUET dans sa note. « Certes, la décision commentée ne met pas l’entrepreneur à l’abri de toute posture déloyale de la part de l’administration ou de son [MO] ; la difficulté sera alors de prouver l’existence d’un ordre verbal qui dépendra bien souvent de leur bonne foi[22] ». Mais « cette difficulté à rapporter la preuve de l’ordre n’affecte néanmoins en rien le fondement indemnitaire de la demande[23] ». Et surtout, « cette évolution revêt une importance significative pour les entreprises, (…) a (…) le mérite de leur apporter une plus grande sécurité juridique et financière (…) puisque l’indemnisation de l’ensemble des travaux supplémentaires (…) seront désormais indemnisés sur la base des stipulations contractuelles[24] ».
En définitive, le Conseil d’État fait application de sa « solution ancienne et constante selon laquelle la responsabilité contractuelle prime sur les autres formes de responsabilité[25] (…). Solution qui (…) fait non seulement prévaloir la responsabilité contractuelle sur d’autres régimes de responsabilité pour faute mais aussi sur les régimes de responsabilité sans faute[26] ».
« Ce principe découle de la spécificité du lien contractuel et, notamment de sa force obligatoire à l’égard des parties contractantes. (…) En s’engageant contractuellement, les parties ont créé une relation juridique autonome faite de droits et d’obligations respectifs et prédéterminés (…) [à] force obligatoire (…) rappelée par le Conseil d’État[27] » dans son arrêt Béziers 1[28] : « lorsque les parties soumettent au juge un litige relatif à l’exécution du contrat qui les lie, il incombe en principe à celui-ci, eu égard à l’exigence de loyauté des relations contractuelles, de faire application du contrat ; (…) toutefois, dans le cas seulement où il constate une irrégularité invoquée par une partie ou relevée d’office par lui, tenant au caractère illicite du contenu du contrat ou à un vice d’une particulière gravité relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement, il doit écarter le contrat et ne peut régler le litige sur le terrain contractuel[29] ».
[1] TA Toulon, 3e chambre, 16 février 2023, n° 2002169, conclusions Sylvie Wustefeld.
[2] LABRUNE, Nicolas, conclusions sur CE, 17 mars 2025, Société Eiffage Construction Sud-Est, au Recueil, en B, page 2.
[3] Idem.
[4] Idem.
[5] CE, section, 17 octobre 1975, Commune de Canari, n° 93704, conclusions Daniel Labetoulle, au Recueil, page 516, en A.
[6] LABRUNE, Nicolas, op. cit., page 3.
[7] CE, section, Commune de Canari précité.
[8] CE, 15 février 1984, Commune d’Alsting.
[9] CE, 10 juin 2022, Société Voirie Assainissement Travaux Publics, n° 451334, conclusions Marc Pichon de Vendreuil, inédit au Recueil, en C.
[10] BOUSQUET, Jérémy, « La contractualisation des travaux supplémentaires sur demande verbale », AJDA, 2025, page 982.
[11] Idem et, notamment, CE, 21 octobre 2009, Commune de Pointe-Noire, n° 312214, conclusions Bertrand Dacosta, inédit au Recueil, en C.
[12] Idem et, notamment, CE, 1er avril 1927, Sieur Doerenbecher, n° 76459, conclusions René Mayer, au Recueil, page 437.
[13] DISSOUBRAY, Xavier, La cause juridique dans le contentieux de la commande publique – Essai de vade-mecum à l’usage des praticiens, mémoire de master 2 en droit public général, Université Paris Cité (dir. : J.-D. DREYFUS), 2024, page 17, non publié mais qui fera ultérieurement l’objet d’un article de synthèse.
[14] Ibid, page 18.
[15] Ibid, page 19.
[16] SAVOIE, Henri, conclusions sur CE, section, 6 octobre 2000, Société Citécâble Est, n° 196553, au Recueil, page 553, en A, page 1.
[17] BOUSQUET, Jérémy, op. cit.
[18] LABRUNE, Nicolas, op. cit., page 5.
[19] Idem.
[20] Idem.
[21] Ibid, page 6.
[22] BOUSQUET, Jérémy, op. cit.
[23] Idem.
[24] Idem.
[25] CE, 22 décembre 1922, Lassus, n° 72498, conclusions Louis Corneille, au Recueil, page 984 et CE, 1er décembre 1976, M. Berezowski, n° 98946, conclusions Daniel Labetoulle, au Recueil, page 521, en A.
[26] DAUMAS, Vincent, conclusions sur CE, 19 juin 2015, département des Bouches-du-Rhône, n° 378293, au Recueil, page 551, en B, page 5.
[27] LINDITCH, Florian, Encyclopédie Dalloz – Répertoire de la responsabilité de la puissance publique, « Responsabilité contractuelle », novembre 2024 (actualisation : janvier 2025), point n° 139.
[28] CE, assemblée, 28 décembre 2009, Commune de Béziers, n° 304802, conclusions Emmanuel Glaser, au Recueil, page 509, en A.
[29] Idem.